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PEINDRE L’INVISIBLE

entretien avec Michel Griscelli
paru dans le catalogue Hervé Ic, CADC Una Volta, Bastia, janvier 2001

Michel Griscelli What there is between you and me et Scene around the reflecting pool sont deux œuvres d’Eric Fischl qui ont marqué tes premiers pas en peinture. La frontalité, les ruptures d’échelle, l’impact de la photographie ont-ils joué un rôle déterminant dans tes scènes de plage commencées en 1994 ?

Hervé IC – Cette période coïncide avec ma découverte de la peinture contemporaine au travers des ouvrages de vulgarisation des éditions Taschen. Baselitz, Richter, Salle m’attiraient tout particulièrement, dans la mesure où mes premières fascinations, mes premières convictions esthétiques témoignaient d’un attachement à l’image. Pour autant, la peinture figurative ni le réalisme ne correspondaient à l’idée que je me faisais de l’art, mais l’accueil réservé en France, quelques années plus tôt, à Eric Fischl, presque unanimement qualifié de ringard, avait plutôt tendance à m’exciter, d’autant que je tenais ses grandes plages (dont les baigneurs dénudés avaient été photographiés par lui à Saint-Tropez) pour des modèles d’images où la force et l’efficacité visuelles reposaient sur la simplicité du propos : la mise en scène de gens ordinaires, pris pour ainsi dire sur le vif. Il n’était pas pour moi indifférent que Fischl ait précisément choisi une station balnéaire française pour faire ses repérages ; j’y voyais le signe d’une authenticité, d’une honnêteté artistique qui consistaient à admettre l’origine européenne de sa peinture. Dans ma lecture de l’art américain en train de se faire, et de l’art européen surtout marquée par les artistes allemands, il y avait cette idée, teintée d’optimisme et de confiance, que l’histoire de la peinture française se poursuivait en terre étrangère. Ce « transfert » me ramenait à Edward Hopper et me persuadait que j’avais mon mot à dire. Les formats démesurés, l’image hollywoodienne, les compositions monumentales formaient alors mon bréviaire pictural. J’ai réalisé les premières plages d’après Fischl sur des toiles carrées de deux mètres dont je disposais bout à bout les châssis. D’un panneau à l’autre, la continuité et l’équilibre de la composition étaient rompus par le nombre et la diversité des personnages que j’introduisais sur ces écrans all-over, comme Fischl avait pu perturber et inverser l’ordre de la perspective en jouant de l’amalgame et de la fusion, de la confusion des corps. Puis les images se substituèrent progressivement aux personnages, et j’en vins tout naturellement à m’intéresser à David Salle. Une œuvre de Rosenquist est cependant à l’origine de cette redécouverte de la pratique des combine paintings : F 111, où le principe de l’accumulation visuelle confine au morceau de bravoure et atteste une volonté offensive de la peinture, seule capable de rivaliser avec le cinéma. Cette attitude me confortait dans ma propre boulimie d’images ; j’avais enfin une mémoire, celle qui associait, mélangeait allègrement les références à l’histoire de l’art (notamment le motif de la rosace, que je n’ai pas fini de creuser) et les photographies issues de magazines érotiques. En somme, tout le visible était pour moi potentiellement récupérable, sans distinction ni hiérarchie.

M. G. D’où vient le dialogue qui semble s’instaurer progressivement entre cette juxtaposition d’images et leur cloisonnement, leur séparation en autant de cadres et de sous-verre qui les contiennent ?

H. IC Le formalisme abstrait américain a beaucoup compté de ce point de vue. L’image est certes dotée de pouvoirs, dont celui de la visibilité n’est pas le moins important, mais les limites en sont cependant très vite atteintes et un artiste qui s’intéresse au problème de la représentation pourra ressentir cette frustration de ne pas posséder la radicalité, l’immédiateté des bandes verticales de Barnett Newman. Tout en demeurant dans le champ de la peinture figurative, j’ai éprouvé la nécessité de fragmenter non plus seulement les images, mais le tableau lui-même, bientôt constitué de plusieurs modules (toiles ou feuilles de papier) dont la combinaison et l’assemblage au mur tirent parti de la division de la toile en niveaux distincts de plans, de couleurs, de lignes et de surfaces repérables chez Newman. Les études que j’avais entreprises dans le domaine des images de synthèse à l’Université de Paris 8 Saint-Denis, en 1993, ne sont sans doute pas étrangères à cette logique combinatoire. J’ai très vite considéré que la peinture pouvait être le prolongement de mes premières recherches, et je n’ai jamais eu d’inhibition vis-à-vis des technologies numériques. Bien au contraire, il me semble légitime de concevoir et de réaliser un tableau comme la page d’un programme informatique, avec ses arborescences, ses fenêtres qui s’ouvrent et se ferment et impliquent une lecture ininterrompue, un œil sans cesse en éveil.

M. G. En incorporant dans tes tableaux des sources visuelles différentes et en intégrant les possibilités techniques offertes par d’autres médiums que la peinture, cherches-tu à montrer que tous les moyens sont bons pour créer une image, et que la notion même de temporalité de l’œuvre tend à s’effacer ?

H. IC L’influence du cinéma fut pour moi déterminante – un certain cinéma, celui de Greenaway en premier lieu, dont la découverte provoqua une petite révolution dans ma façon de montrer, d’inscrire, de choisir, de signifier les images dans l’espace de la toile (espace devenant dès lors écran, surface de projection et non plus seulement fenêtre). Peter Greenaway a cette faculté de filmer des choses extrêmement construites, complexes, profondes, graves sans faire un usage intempestif de la métaphore ou de la métonymie, tant rebattues au cinéma. S’il traite de la rupture amoureuse, la présence constante de l’architecture classique dans la vie d’un couple qui se déchire donnera par exemple à son film la tonalité d’un drame grec vécu au quotidien, dans un décor portant en lui tout le poids des siècles et possédant naturellement une dimension mythique qui ne peut échapper au spectateur. Dans le tissu narratif du film, la référence au passé se fait ainsi sans la béquille de la citation, mais elle n’en est pas moins efficace, malgré une certaine ostentation et les allusions à la peinture parfois trop marquée. Greenaway règle tout dans le détail, parce que tout a une importance, y compris le sous-titrage (dans le Prospero’s books, il n’est plus seulement un texte conventionnel projeté en surimpression au bas de l’image et secondaire par rapport à elle, mais un dispositif visuel dont la forme a été soigneusement pensée et est donc en elle-même signifiante, non subordonnée à sa fonction informative).

M. G. Est-ce la volonté de conférer une valeur nominative aux images qui prévaut dans la série des portraits nus que tu as réalisée, le nom du modèle s’affichant en toutes lettres au bas du tableau ?

H. IC Les personnes qui ont accepté de poser à l’atelier ne sont pas des modèles, mais des amis, ou à tout le moins des connaissances. Il n’y a pas de relation d’indifférence qui s’instaure entre elles et moi au moment où je peins leur corps, bien au contraire. Je sais qui elles sont. Inscrire leur nom sous leur portrait renforce la dimension effective qui me lie à elles et contredit la sacro-sainte rigidité minimaliste présente dans nombre de peintures figuratives contemporaines, où la sensibilité semble être définitivement bannie.

M. G. Là où le nom désigne l’identité, l’image a-t-elle pour ambition de dévoiler la personnalité ?

H. IC Oui, en un certain sens, et je continue de revendiquer dans chacun de ces portraits l’expression du sentiment. Peut-être ce sentiment n’est-il pas stable, car lié à l’état affectif des personnes que je choisis de peindre en connaissance de cause, si je puis dire, mais il tente néanmoins d’échapper au stéréotype de l’absence d’émotion. Je ne veux rien gommer de l’humanité du corps que je scrute, voilà ce que j’entends par sensibilité et sentiment : le refus de l’anonymat. En situant la personne peinte dans un environnement censé être à son image, je cherche à individualiser le tableau à partir du corps qui l’occupe, tout en incitant le regard à s’extraire du monument de chair qu’il a face à lui, à se perdre dans le décor de mosaïque très coloré qui l’entoure pour qu’il fasse l’effort d’y revenir. C’est toujours l’assertion de Klee que j’essaie de renverser : « un tableau avec le sujet homme nu n’est pas à figurer selon l’anatomie humaine, mais selon celle du tableau ».

M. G. Considérant le tableau comme un écran plutôt qu’une fenêtre, tentes-tu d’y inscrire, d’y projeter, d’y enregistrer tout ce que l’œil peut discerner du monde visible, le réel dans sa plus grande disparité ?

H. IC A la lumière de certains réalisateurs qui ne cessent de revisiter l’histoire du cinéma en faisant tout au long de leur vie des films très différents les uns des autres, passant du fantastique à l’érotique, du policier à la saga politique, je ne fais rien d’autre que m’interroger très classiquement sur le thème à traiter, en étant persuadé que cette interrogation n’est pas fondamentale : la qualité d’un tableau ne dépend pas de son contenu. Que je choisisse de peindre des portraits, des paysages, des scènes religieuses, des cimetières, des intérieurs d’église ou des partouzes, c’est d’abord la volonté d’utiliser le langage des images qui m’anime. Au fond, la distinction des genres montre assez bien que les sujets ne changent pas, que seule la manière de les aborder évolue. Sur ce point, ma théorie de la peinture reste très proche de celle que définissait Max Beckmann en 1938 : « ce à quoi je m’essaie avant tout dans mon travail, c’est à atteindre la réalité invisible des choses qui se trouve derrière la réalité apparente. Je cherche à partir de la réalité donnée le chemin de l’invisible ». Peignant ce que j’ai sous les yeux, scrutant toujours, je ne cherche pas à reproduire, je ne rajoute pas à la multiplicité des images : j’ouvre les vannes de cette multiplicité, je laisse aller son flot pour y découvrir ce que je n’avais pas su voir.

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Peindre l’invisible
texte : Michel Griscelli
catalogue : Centre Culturel Una Volta, DRAC Corse, 16 pages, 2000