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Seconde Lumière

par Nicolas Audureau
septembre 2013, galerie Iragui, Moscou

Seconde Lumière est le titre d’une série de peintures de l’artiste français Hervé Ic. A première vue, tout semble clair : il s’agit de la lumière en peinture, de luminosité, de réverbérations, de vibrations, etc. Il s’agit d’une pratique qui s’inscrit dans une longue histoire de l’utilisation de la lumière, de l’obscurité et de la clarté, du clair-obscur ou du sfumato de la Renaissance pour ne citer qu’une technique aujourd’hui largement connue. Or, en observant cette histoire de plus près, nous comprenons qu’il ne s’est jamais agi uniquement de technique, mais d’un travail de transsubstantiation en peinture. La lumière est d’essence divine. Elle est l’émanation d’une puissance spirituelle. C’est l’Annonciation faite à Marie peinte par Fra Angelico en 1430 dans laquelle un rayon doré traverse littéralement la composition. C’est Rê, dieu du disque solaire chez les égyptiens. C’est Inti, manifestation divine du soleil chez les Incas. C’est Bouddha, l’illuminé. C’est Louis XIV, le Roi Soleil. C’est à la fois d’une extrême simplicité et d’une ambition universelle. C’est à la fois ici, ailleurs, maintenant et pour toujours. Une cosmogonie, un panthéon, une vision du monde, une foi. Et c’est ainsi, sans religiosité, la question du « pour quoi brûle notre flamme intérieure » que désigne la peinture d’Hervé Ic. Qu’est-ce que la Seconde Lumière dans notre univers rationnel de conforts précaires ? Sortirons-nous bientôt de l’obscurité du rationalisme hérité du siècle des Lumières ? Sommes-nous encore reliés à La Lumière ou n’est-elle plus qu’une manifestation objectale d’ondes et de pigments ?

Sans chercher à répondre à ces questions, nous pouvons au moins tenter de cerner leur validité. Autrement dit, cette question de Lumière est-elle un retour en arrière, une vison rétrograde et d’arrière-garde, ou est-elle la marque d’une permanence, d’une interrogation existentielle qui, malgré les évolutions et une meilleure connaissance du monde physique, traverse le temps sans jamais trouver de réponse satisfaisante ? Car, en effet, d’un point de vue purement logique – mais tout autant sociologique si l’on se réfère à Pierre Bourdieu – nous pouvons dire que les sciences démontrent scientifiquement la limite de leur propre pensée, de leur propre savoir. Elles ne font que déplacer les frontières de l’ignorance, ce qui est déjà bien. Mais l’Inconnu reste entier. Et l’art en est, peut-être encore, l’ultime témoin.

Le titre « Seconde Lumière » n’est pas anodin. Il présuppose qu’il existe une Première Lumière, mais aussi qu’il n’en existe pas, a priori, de troisième, sans quoi cette Seconde Lumière se serait appelée deuxième. Il n’y aurait donc que deux Lumières. Plusieurs interprétations sont possibles. Au sens propre, la Première Lumière serait celle de l’extérieur, zénithale, solaire, céleste, astrale, cosmique ; chez les Romains, elle était interprétée par les augures ; aujourd’hui, les scientifiques en mesurent la vitesse ; de tous temps, elle a guidé les marins, les savants et les pèlerins.
Ainsi, la Première Lumière, au sens physique, paraît assez claire. Elle porte parfois le nom de « lumière blanche » et se décompose en un cercle de couleurs chromatiques. Elle est donc intimement liée à l’Œil, elle se voit, et incidemment elle chauffe. C’est le soleil sans lequel – nous le savons désormais scientifiquement – aucune vie n’aurait pu voir le jour. C’est l’énergie qui nous gouverne et face à laquelle nous sommes infiniment passifs, car sans elle, et en dépit des magies que dépeignait Raoul Dufy avec La Fée Électricité , nous ne survivrions que peu de temps.

Au regard de cette Première Lumière, quelle serait la Seconde Lumière ? Pour lancer une première interprétation, si nous nous penchons du côté de l’astronomie, Seconde Lumière pourrait être lue comme étant l’unité de mesure utilisée pour calculer les distances dans l’espace, autrement dit la distance parcourue par la lumière dans le vide en une seconde. La Lune est ainsi à 1,3 seconde-lumière de la Terre. Cette interprétation viendra probablement compléter les suivantes. Toujours en partant d’une Première Lumière physique, et en considérant son caractère extérieur, Seconde Lumière évoquerait une lumière intérieure. Une lumière qui serait intimement liée à l’obscurité. Dans la Genèse, la lumière précède les ténèbres . Néanmoins, elle n’en est pas séparable. Dans la peinture classique, nous pouvons distinguer plusieurs sources de lumière : celle qui provient du haut (le divin, le céleste), celle qui provient du fond (la perspective, l’horizon), celle qui provient de l’extérieur ou de côté (la fenêtre, l’apparition), celle qui provient du bas (les entrailles de la terre, les enfers), et celle qui provient d’une source lumineuse située au cœur de la composition (la flamme, l’espérance, la foi). De cette dernière source, sans doute pouvons-nous extraire le sens second de la lumière : celui d’une condition, d’un passage entre deux obscurités, qui nous permettrait d’y voir clair l’espace d’un instant. C’est la lampe de La Madeleine à la veilleuse de George de la Tour (1642-44). La lumière est le point de fuite du tableau qui détermine l’espace. La lueur qui s’extirpe de la nuit noire et nous happe. Ce sont aussi les vitraux de Pierre Soulages réalisés pour l’abbatiale Sainte-Foy de Conques (1994). La lumière se déclare à partir de l’ombre. Elle est la révélation du mystère. Nous parlons alors de la lumière comme expérience.

Tout cela semblerait particulièrement teinté de dévotion et de spiritualisme (bien que cela ne constituerait pas une critique négative) si les peintures d’Hervé Ic ne s’éloignaient pas de cette tentation par leur clarté et leur vacuité pellucides, aporétiques et blanches. À tel point que nous pourrions tout aussi bien faire un parallèle avec les installations hallucinées de La Monte Young, les Dreamachines de Brion Gysin ou bien encore parler des influences quaker des œuvres actiniques de James Turrell. Mais ce serait, je crois, faire fausse route. Hervé Ic nous plonge dans le noir pour apercevoir ses toiles, pour apercevoir la lumière de ses toiles ; pour avoir l’impression, le sentiment de percevoir, en fin de compte, une lumière qui sortirait des ténèbres. Sans machine, sans artefact autre que notre volonté de voir. Et finalement sans lumière ! Je suis seul dans la pénombre et mes yeux se battent pour chercher la sortie. L’image ne vient pas à moi comme au cinéma. Au contraire, c’est un chemin de pénitence. De même qu’il est coutume de faire ce chemin à pieds, de même, j’avance vers la lumière des tableaux d’Hervé Ic les yeux nus dans la nuit.

Mais, il y a une autre interprétation, plus « rationnelle », du titre Seconde Lumière. En effet, celui-ci fait directement référence à un concept élaboré par le sociologue allemand Ulrich Beck dans son livre La société du risque (1986). Seconde Lumière est le terme qu’Ulrich Beck emploie pour parler de la seconde modernisation que nos sociétés subissent : une seconde modernisation opposée au siècle des Lumières (terreau de la première modernisation) en cela qu’elle fait voler en éclats les prétentions encyclopédiques et exhaustives de la première modernisation, mais également sa volonté de totalisation du savoir, son éloge de la science, ainsi que la verticalité de la connaissance. Par opposition, la Seconde Lumière est réflexive, elle implique une production du savoir diffus dans laquelle chacun peut désormais être tour à tour producteur, consommateur et correcteur. C’est le règne du doute, de la « surmodernité » caractérisée par une surabondance événementielle. C’est le règne de la relativité dans laquelle l’individu est déchiré entre un souci d’épanouissement personnel et une nécessité de réagir de plus en plus vite aux événements. C’est le passage d’un environnement calculable et prévisible à court terme où le danger provient de la nature, à un environnement imprévisible où le danger provient de l’homme lui-même et dans lequel des décisions prises dans l’urgence génèrent des conséquences incalculables à long terme. C’est aussi, toujours selon Ulrich Beck, l’occasion d’un cosmopolitisme ou d’un sentiment d’être un citoyen du monde au-delà des nations ; l’occasion d’une politique mondiale multidimensionnelle. C’est, enfin, par opposition au régime du plein (capitalisation des biens et de la connaissance), le régime du flux, de la vacuité et du vide. La Lumière chez Ulrich Beck serait donc à considérer comme l’héritage d’un mouvement de la conscience. Une conscience qui serait arrivée, au terme d’un long voyage, sur les rivages d’une aporie qui s’étend à perte de vue.
De manière à confirmer « l’état d’esprit » des peintures d’Hervé Ic au détriment d’une interprétation simplement physique qui serait une seconde lumière prosaïquement picturale, chaque toile porte un nom propre, depuis Luther (2005), Calvin (2006) et Savonarole (2007), jusqu’à Karlheinz Stockhausen (2012) ; des noms propres accompagnés d’une constellation de « Cosmos » (2007). De sorte que c’est l’Esprit des Lumières que réfléchissent les toiles d’Ic. Un Esprit des Lumières dont on ne saurait dire s’il se révèle ou s’il s’éteint.

Voilà ce que pourraient provoquer les peintures d’Hervé Ic. Une infinité d’images dans de simples cercles blancs et colorés. En même temps qu’elles ne révèlent que leur propre vacuité et ne renvoient à rien d’autre que le vide. Ce vide si frustrant que nous ressentons immédiatement le besoin de le remplir, que nous nous efforçons de le combler avec des images, avec des significations, avec des mots.
Les mots, la vanité nous pousse à les accumuler, aussi je laisserai les derniers à Hervé Ic. Toujours à propos de la lumière. Des mots sans fin qui nous rappelleront, non incidemment, l’unité de mesure cosmique : « Qu’est-ce qu’une nuit étoilée sinon un souvenir intact et mystérieux de quatre millions d’années ? »