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L’écran transgressif de Hervé-George Ic

par Stéphanie Katz, 2005
collection mes pas à faire au Creux de l’enfer, 2007

Il se pourrait que H.G. Ic appartienne à la caste des survivants.
Il se pourrait que d’être l’héritier -volontaire, conscient ou naïf de l’ouverture d’esprit expérimentale des années soixante, soit une posture périlleuse…
Il se pourrait bien également, que, au-delà de ces héritiers anonymes disparus aujourd’hui corps et âmes dans la tourmente, les membres de cette génération qui ont cru se maintenir ne soient pourtant que des subjectivités dévastées.
Car il ne restait que peu de solutions pour s’inventer un regard sur le monde.
Il était possible de se conformer à la logique permissive ambiante, logique dans laquelle cette génération aura été élevée. Atmosphère légère et ludique qui ne nome jamais sa violence, grâce à laquelle tous les tabous seront levés, au prix d’une expérimentation au quotidien de la désobéissance érigée en norme. Car c’est bien d’une norme dont il s’agit, la nature transgressive de la loi ayant été abolie. De la loi à la norme, c’est toute la mémoire de la frontière qui s’évapore, laissant place à un territoire neuf, tissé de confusions amnésiques. Norme de la désobéissance donc, qui portera logiquement nos héritiers à constituer la structure critique de cette désobéissance elle-même en institution. La mise à distance transgressive s’efface alors, au profit d’une critique généralisée, mais du même coup fusionnelle et incestueuse. Dans le champ de l’art, cette génération sera logiquement la cheville ouvrière de la promotion d’un formalisme d’un nouveau genre, conforme à cette norme de la désobéissance, par lequel une esthétique du second degré et du mauvais goût formel fera paradoxalement office de discours tant critique que consensuel.
L’autre posture aura été plus solitaire. Il s’agissait de prendre le temps, dans le plus austère isolement, de réinventer toute l’architecture des frontières symboliques capables de faire écran, et d’autoriser une mise à distance entre le sujet et le monde. S’extirper du réseau incestueux des permissivités bien pensantes, et faussement subversives, exige une grande lucidité. Réinventer pour soi-même le vocabulaire de la distance, et partant, de la transgression, est, en effet, une entreprise de survivant.
Or, c’est bien une esthétique de la transgression, au-delà de toutes les désobéissances balisées, que nous propose le dispositif de H.G. Ic

Fleurs, putti, batailles navales et scènes de chasses

La proposition de H.G Ic s’initie à partir d’une appropriation méticuleuse de tout un vocabulaire de la délectation en peinture. Un florilège de citations anime le cadre, depuis les métaphores sexuelles florales reprises du corpus hollandais, jusqu’à la nudité des putti des exaltations baroques, en passant par l’héroïsme suranné des batailles navales, et la bestialité morbide des animaux morts ou des scènes de chasse. Délimitant un territoire expérimental, cette référence à la tradition picturale apparaît comme la découverte d’un héritage non plus imposé mais choisi, qui permet à H.G. Ic de désigner sa famille d’élection.

Cette première strate du travail construit une architecture fragile, mais architecture tout de même, qui doit pouvoir répondre de la violence silencieuse en charge dans une image. Car, si le pays d’élection est bien celui des fleurs et des putti, il est aussi celui d’une guerre qui ne dit pas son nom. Batailles navales et scènes de chasse, au-delà de leurs apparences conventionnelles, désignent une guerre silencieuse, guerre de salon ou de salles d’attentes, mais guerre à mort. Savoir hériter c’est aussi savoir assassiner. Pour instaurer la distance salvatrice du regard, il faut pouvoir mettre en joue ce qui est à voir.

Comme dans une première ébauche de mise à distance, quelque chose de duveteux et de légèrement voilé vient s’ajouter à une palette pastel exagérée, qui confère à ce dictionnaire pictural une dimension improbable. Il fallait encore creuser l’image, la vider de son contenu et de son message, marquer la distance et la concevoir comme un dispositif.

La seconde étape du travail tient dans une déconstruction de ce qui vient d’être bâti, mais sans que rien du bâtiment ne soit perdu. Déjouant tout projet de représentation, refusant tout dispositif de redoublement de la tradition, H.G Ic invente un autre dispositif semblable au premier geste de peintre apparu dans une caverne. Là où la clarté et l’œil ne président plus à la cérémonie de l’image, cédant la place à l’ombre, la main et le support, advient une autre image que celle qui a dicté sa loi à l’histoire de la représentation. Dans l’obscurité, advient une image conçue comme une zone d’articulation entre la figure et ce qui lui échappe, une image capable de montrer tout en dissimulant, une image forte de sa capacité à désigner l’implicite. Car comment comprendre ces figures nées à la faveur des failles sur la muraille, organisées en strates successives, creusant la voûte vers son ailleurs, autrement que comme un dispositif d’articulation entre la reconnaissance rassurante des figures, et l’infigurable incontrôlable qu’elles désignent. Véritable apostrophe vers le hors-champ, le dispositif des cavernes construit la structure biface d’une image-écran. Un tel dispositif feuilleté construit un écran transgressif, qui pose, tant l’écran-frontière, que sa traversée.

C’est en ce sens qu’il faut comprendre l’esthétique du translucide mise en place de façon absolument systématique par H.G. Ic. Ainsi, disposant voiles tintés sur voiles tintés, une véritable stratégie de la membrane sensible s’impose dans sa technique. Comme pour contenir dans le fond de l’écran le premier territoire pictural d’élection, mais aussi simultanément, comme pour mieux le tenir à distance, en jouant du feuilletage de l’image, H.G Ic va parvenir à déposer des strates aériennes, flottantes les unes au-dessus des autres. Il construit ainsi un territoire capable tant de préserver la figure, que de la défaire. C’est tout un dispositif de mise à distance qui creuse alors le cadre, donnant naissance à une image-écran tant poreuse que protectrice. Dans une chorégraphie qui préserve le face-à-face nécessaire au spectateur, fleurs, putti, batailles navales et scènes de chasse, exhibent leurs frottements sans jamais se confondre ni s’entre-mutiler. Si bien que cette esthétique du translucide évite les pièges de la transparence, veillant à autoriser les transferts et à interdire les fusions. On est loin d’un onirisme spectral des transparences de la mémoire, qui rejouerait, en lieu et place de la mise à distance, la énième version poétique de la mixité des fantômes et du monde. Le monde, chez Ic, n’est plus dans le cadre, il a cédé la place à un dictionnaire de peinture.

Du modèle peint au modèle numérique

La question de la préservation du face-à-face, frustrant mais indispensable au regard, se pose en des termes nouveaux quand il s’agit de négocier avec des référents réels. Paysages, portraits ou natures mortes, saisis sur le vif, ne peuvent se suffire d’une esthétique de la dissimulation, ou même de la défiguration, pour maintenir une distance constructive. Pour que le dispositif d’articulation de l’image-écran soit opératoire, il ne suffit pas de transformer la figure en fantôme, encore faut-il construire une méta-image qui accordera une puissance symbolique à l’écran. C’est en ce sens qu’il faut comprendre les portraits « nouvelle manière » de H.G.Ic, portraits de raveurs et raveuses, capturés préalablement dans le vaste réservoir à visibilités que nous ouvre le réseau. Conçus à partit d’images qui préexistent au tableau, ces méta-portraits activent la zone écran qui se tient entre support numérique et réalisation picturale.

Nécessairement numériques, ces portraits imposent d’emblée leur nature spécifique. Le véritable modèle de ces portraits n’est jamais un individu, mais uniquement une matrice chiffrée. La trace du référent s’est évaporée du cadre, cédant la place à la composition numérisée d’une silhouette désincarnée. Si bien que, à collecter sur le réseau une variation de portraits d’adolescents en transe, H.G. Ic ne fait que recomposer un nouveau dictionnaire d’images, ne se référant plus cette fois à une tradition picturale, mais bien à l’univers contraignant des visibilités qui habitent notre contemporanéité. Des scènes de chasse aux raveurs, le geste de mise à distance du modèle réel au profit d’un modèle-image demeure identique, seul le territoire d’élection change. De la tradition picturale, au champ des visibilités contemporaines, l’interrogation sur les possibilités du regard se fait plus tendue.

Constituant une véritable galerie de portraits flottants, une multitude de silhouettes adolescentes sont suspendues au sein d’une scénographie lumineuse graphique et acidulée. Dans une telle atmosphère sans contrainte, la différence sexuelle se floue, au profit d’un troisième sexe inédit, qui n’a rien de l’androgyne. « Blondinet », « saoul », dénudé, masqué ou travesti, le masculin affiche une fragilité toute féminine. Parée comme une guerrière, frontale et insolente, la raveuse dragueuse est conquérante et offensive. Si bien que de l’adolescent à l’adolescente, l’incertitude prend forme sous les traits transgressifs du transsexuel, figure centrale de cette vaste messe numérique. Très loin de l’autosuffisance binaire de l’hermaphrodite, le transsexuel vient nous dire la souffrance de l’image, son manque, son inaptitude et sa béance. Sans identité particulière, mais les transcendant toutes, le transsexuel invente, au prix d’une véritable guerre intime et sociale, un troisième corps, un corps-articulation, un corps-écran, un corps biface. Sans que jamais sa double identité ne le comble, le transsexuel est celui qui vit dans sa chair, au quotidien, la faille de la frontière. Véritable métaphore de l’image-écran, il en exhibe la part douloureuse, frustrante et monstrueuse. Le transsexuel, comme l’image-écran, affiche la vacuité d’une zone hors-genre.

Mais, tout comme dans la série précédente l’esthétique du translucide tenait à distance le répertoire de la jouissance en peinture, la même stratégie s’applique ici aux graphismes lumineux. Provenant du fond de l’écran, apostrophant le spectateur, une lumière artificielle compose la stratification flottante de l’image, construisant une zone de vide et de transfert entre les corps et la lumière. Entre silhouettes et graphismes, les frottements et les frayages se désincarnent, conférant au dispositif biface une dimension plus froide que dans la série des batailles. On assiste à la promotion d’une stylistique de l’écart, qui entretient le spectateur dans un état d’iconophage insatisfait. Les visages glissent et se figent, les mouvements se fragmentent, les couleurs se grisent, les corps s’évaporent, les regards se détournent, le sol se dérobe, et la danse se ritualise. La volupté ronde des batailles se fait cassante et cristalline, la membrane sensible s’est asséchée comme en fibre lumineuse. Ainsi traquée de toutes parts par la lumière de l’écran, la séduction de la silhouette adolescente se révèle pour ce qu’elle est, une illusion numérique, une trame désincarnée. En manifestant ce vide qui nourrit l’image, H.G. Ic parvient à inverser le vecteur du regard et à construire un dispositif qui regarde le spectateur. Soumis à une dialectique de la comparution, celui-ci doit abandonner la posture du voyeur fasciné, pour se laisser concerner par la vacuité du visible.

Du modèle désincarné, à l’image creusée

La promotion de la sécheresse numérique résonne sur l’histoire d’un autre assèchement de l’image. Quand, face à l’usage abusif de l’image par l’Eglise, la Réforme envisagea de s’attaquer à la légitimité des images religieuses, elle chercha simultanément les moyens d’élaborer une image profane capable de prendre à son tour le pouvoir sur les imaginaires. C’est dans ce contexte que l’image gravée, facilitée par les progrès de l’imprimerie, autorisa un double mouvement esthétique. Alors que l’austérité de la gravure marquait la condamnation de la richesse décorative de la peinture religieuse, elle autorisait simultanément une référence au christianisme des origines et au dispositif biface des icônes. Creusée dans sa matière, l’image gravée se souvenait de l’inscription du vide pratiquée par les clercs dans la chair immaculée de l’image. Se faisant, elle désignait sa blessure et son inaptitude à répondre à tout projet de redoublement du monde. C’est donc au-delà de tout iconoclasme simpliste que les peintres de la Réforme se concentrèrent sur cette technique moderne, afin d’inventer une nouvelle typologie de l’image capable d’offrir son propre retrait. Mais dans le même temps, affirmant sa méfiance à l’endroit de l’idole, la Réforme reconnaissait dans la technique de la gravure un moyen de déjouer la fascination de l’œuvre unique et inventait la multiplication désacralisante de la reproduction. La dévalorisation de l’original, au profit de la seule valeur d’information de l’image produite en série, ouvrait la voie à une prochaine image documentaire et anonyme.

La posture du peintre de l’ère numérique peut s’envisager selon le modèle ambigu de la gravure qui hésite entre une image assumant son incomplétude et un document sans identité. C’est en ce sens qu’il faut comprendre pourquoi H.G. Ic ajoute une nouvelle proposition au dispositif de son écran transgressif. Venant tant redoubler l’écart constitutif du support numérique, que désigner le danger de la mise en absence de l’auteur de l’image, les gravures de Martin Schongauer composent le vide lumineux qui soutient certains raveurs en transe, comme autant de dentelles translucides interposées entre l’écran et la figure. Entre « La tentation de Saint Antoine », et « L’arrivée des Rois Mages », l’une se mêle aux étoiles, l’autre boxe contre des monstres, faisant ensemble corps avec l’immatérialité qui les soutient en gravure. Suspendus entre ténèbres numériques et visibilité éphémère, nos deux danseurs sur fonds gravés viennent dire toute la vacuité constitutive qui fait qu’une image n’est qu’une image, c’est-à-dire une ouverture périlleuse creusée comme un sillon au-dessus d’un ailleurs du visible. Redoublant la posture du spectateur, ils désignent l’écart indispensable entre le vu et le voyant, mais aussi la responsabilité du voyeur dans ce qui se révèle à son regard. Le spectateur est suspendu entre ce qu’il voit, ce qu’il met dans l’image, et ce qui le regarde. Il est comme un raveur enveloppé des écrans lumineux de son propre musée imaginaire. Car sur fond de légendes gravées, c’est sans doute aussi toute la part de l’imaginaire et des fantasmes qui est désignée sans être exhibée, part qui nourrit à notre insu la puissance de fascination propre aux visibilités contemporaines. S’il existe un public pour les visibilités délinquantes qui pulsent dans les circuits de diffusion, et si nous nous sommes tous membre de ce public, c’est parce qu’il est aisé de prendre l’imaginaire à son propre piège idolâtre. Il suffit de supprimer la distance entre le spectateur et ses cauchemars, en piochant ceux-ci dans la proximité quotidienne. Or, par la confrontation plastique, historique et technique qu’il manifeste, l’écran des gravures vient restaurer cette distance, donnant à deviner plus qu’à voir la morbidité potentiellement en charge dans une image. Définitivement transgressive, la proposition de H.G Ic joue d’un feuilletage entre les strates hétérogènes de l’image, autant d’écrans successifs qui, s’ils se frottent, ne fusionnent jamais. Regarder ici est toujours affaire de suspens, de tension, de flottaison.

De fumée et de lumière

Il y a quelque chose de démonstratif et volontaire dans cette stratification anachronique d’écrans de gravures et de silhouettes de raveurs. Quelque chose qui exige du spectateur sa charge de travail, son implication en vue d’un décodage.

À l’inverse, c’est une véritable injonction à la comparution qu’imposent les écrans de fumées et de lumières. La figure s’est évaporée, le questionnement sur les images du monde a abandonné le cadre. Ne reste plus que cette stratification inédite du rien, ce feuilletage du vide, cette composition de l’écart qui soutient toujours l’image. La surface perd sa profondeur pour s’organiser selon une logique rhizomatique, d’éclats de lumière en rideaux de fumée ou giclures pâles de peinture ou de sperme. Ne demeure plus que la vitalité du visible qui observe le spectateur depuis une profondeur sans horizon, depuis un non-lieu sans hiérarchie, sans axe et sans repère. L’angle anthropomorphique du regard est abandonné, au profit d’un suspens aérien qui autorise la simultanéité des vues, des vecteurs et des intimités variables. Simplement une surface-texture, celle de l’écran-peint, capable de retenir la lumière et ce qui la voile, capable de désigner l’infinité des autres mondes qu’elle pourrait soutenir. Ces simples écrans de fumée et de lumière n’ont plus de discours, plus de messages, ils ne sont que des dispositifs démontés, révélant la posture flottante de l’image. Mais s’affirmant comme des écrans de peinture, ils veulent prendre la parole au sujet du monde à voir d’aujourd’hui. Ecran-peint de fumée et de lumière, ils savent qu’ils ont à rendre compte du devenir présent et avenir de l’image. À l’instar de l’écran de neige d’une télévision, ils disent comment l’image demeure en éveil, même quand la figure s’est absentée. Elle patiente, dans l’attente du peintre et du spectateur qui sauront encore prendre la mesure de ses écarts transgressifs.

Il se pourrait bien que chercher aujourd’hui à construire un vocabulaire plastique de la transgression relève de la posture périlleuse.

À l’heure où l’ouverture d’esprit expérimentale des années soixante fait héritage, une atmosphère légère et ludique qui ne nome jamais sa violence dicte sa loi au consensus. Une logique permissive lève les tabous, au prix d’une expérimentation au quotidien de la désobéissance érigée en norme. Car c’est bien d’une norme dont il s’agit, la nature transgressive de la loi ayant été abolie. De la loi à la norme, c’est toute la mémoire de la frontière qui s’évapore, laissant place à un territoire neuf, tissé de confusions amnésiques. Norme de la désobéissance donc, qui portera logiquement nos héritiers à constituer la structure critique de cette désobéissance elle-même en institution. La mise à distance transgressive s’efface alors, au profit d’une critique généralisée, mais du même coup fusionnelle. Dans le champ de l’art, cette génération sera logiquement la cheville ouvrière de la promotion d’un formalisme d’un nouveau genre, conforme à cette norme de la désobéissance, par lequel une esthétique du second degré et du mauvais goût formel fera paradoxalement office de discours tant critique que consensuel.

L’autre posture aura été plus solitaire. Il s’agissait de prendre le temps, dans le plus austère isolement, de réinventer l’architecture des frontières symboliques capables de faire écran, et d’autoriser une distance entre le sujet et le monde.

C’est en toute logique, cherchant à construire ce vocabulaire inédit de la distance, que H.G Ic aura été porté à inventer une esthétique de la transgression.

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Le jour ou la guerre s’arrêta
auteurs : Frederic Bouglé, Stéphanie Katz, Anne Malherbe, Marc Molk
édition : Le Creux de l’Enfer, collection mes pas à faire au Creux de l’enfer
17×12 cm, français | anglais, 184 pages, octobre 2007, ISBN 2914307192