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Herve Ic : Promenade avec l’Amour et la Mort

par Pierre-Yves Desaive
juillet 2014, centre d’art Le Lait, Albi

Hervé Ic a placé son exposition sous le signe du film de John Huston A Walk with Love and Death (1969), traduit en français par Promenade avec l’amour et la mort. Sans remettre en question la justesse de cette traduction, force est de constater que d’autres options étaient possibles, telle que « marche » plutôt que « promenade », par exemple. La nuance est de taille (il ne viendrait à l’esprit de personne de décrire les walks de Richard Long comme autant de promenades), et n’a pas échappé à Hervé Ic, lui qui pratique l’étymologie comme d’autres un sport de combat (quitte d’ailleurs à réaliser au passage quelques clés de bras sémantiques). L’idée lui est même venue de choisir une troisième voie entre, dit-il, la connotation martiale de la marche (Mars) et celle courtoise de la promenade (Vénus) : la ballade, du genre de celles des Pendus, « à la fois plus léger et plus grave que promenade – presque une vanité ».
Le nom donné par l’artiste à son dispositif n’a pas non plus été choisi au hasard : il s’agit d’un déambulatoire, un terme également lié au déplacement à pied, et indissociable de l’histoire de la chrétienté. Ce dispositif architectural apparaît dès le XIème siècle, et se développe pleinement à la période gothique, soit l’époque où se déroule l’action du film de John Huston – la Grande Jacquerie de 1358. Son intégration dans l’église haute (par opposition à la crypte) répond aussi, par-delà sa dimension symbolique, à des exigences pratiques : comment faire défiler devant plusieurs chapelles un maximum de pèlerins en un minimum de temps ? Cet aspect pragmatique est assez éloigné des notions de quiétude et de recueillement que l’on associe aujourd’hui au déambulatoire. Hervé Ic n’a pas manqué de voir dans ce paradoxe un écho à sa propre démarche artistique, fondée sur un décalage permanent entre l’évident et le suggéré.
Le déambulatoire d’Hervé Ic n’a d’ailleurs rien d’orthodoxe (nous sommes à Albi) : il se traverse, se contourne, n’impose aucun parcours. Surtout, il inverse le chemin suivi par les reliques à l’époque gothique depuis l’ombre de la crypte jusqu’à la lumière du chœur, où elle vont finalement être exposées. Ici, le visiteur déambule autour d’une zone plongée dans une quasi obscurité, qu’il peut choisir de traverser sans rien distinguer, ou tenter de s’y adapter pour découvrir les œuvres qui couvrent les murs. Il serait naturellement tentant d’établir une corrélation entre ce dispositif et la symbolique chrétienne, mais ce serait faire fausse route. La lumière (naturelle ou artificielle) occupe depuis longtemps déjà une place centrale dans la peinture de Hervé Ic, et il faut plutôt voir dans ce « déambulatoire » une expérimentation, rendue possible par la nature du lieu.
Le rapport qui unit ces œuvres à l’environnement dans lequel elles sont présentées, ne doit pas être ignoré pour autant. Ainsi les fonds de lumière présentés sur la face Ouest s’inspirent-ils des teintes des fresques de la cathédrale d’Albi. Ils forment, selon les mots du peintre, une sorte de nuancier, mais sont davantage des tableaux en devenir que de simples expérimentations de couleurs. Surtout, ils donnent une clé de lecture pour l’ensemble de l’exposition. Tout comme Hervé Ic superpose (ou imbrique, c’est selon) personnages et paysages à ces lumières qui forment la trame d’un récit, le visiteur est invité à projeter sur elles ses propres images mentales.
Un résultat possible est proposé sur la face Est, où des fleurs ont envahi la composition pour créer des interférences visuelles. Le peintre joue ici de l’aspect éminemment décoratif de l’ensemble (jusqu’à évoquer du papier peint) pour nous amener à nous concentrer sur l’essentiel : la lumière. Cette démarche prend tout son sens avec l’accrochage sur la paroi intérieure, vingt-cinq toiles de la série des Contre-jours, dans lesquelles sont juxtaposées des scènes dont le point commun est de baigner dans une clarté crépusculaire. Dans l’obscurité, la lumière reprend ses droits : l’on distingue les couchers de soleil tandis que les formes s’effacent, tout comme se détachent les illuminations du grand Mur de lumières sur la paroi opposée, ou les grands cercles concentriques des toiles présentées juste à côté.
Les toiles présentées à l’extérieur du déambulatoire permettent d’aborder un autre aspect du travail d’Hervé Ic, et de la réflexion qui le sous-tend. Dans un échange écrit entre le peintre et Jackie-Ruth Meyer, cette dernière évoquait la pensée du philosophe Vilém Flusser (1920-1991), pour qui deux coupures fondamentales ont pris place dans la culture humaine depuis ses origines. La première, qu’il situe vers le milieu du deuxième millénaire, serait l’invention de l’écriture linéaire. La seconde, que nous sommes en train de vivre, est ce qu’il nomme « l’invention des images techniques », dans laquelle notre vision du monde est conditionnée par des images produites par des appareils – photographie, vidéo, cinéma –, eux-mêmes régis par du code (informatique) : « le traitement automatisé et combinatoire de l’information serait donc devenu la loi sous-jacente de la nouvelle visualité » (E. Brassat), modifiant profondément et durablement nos structures culturelles.
Cette théorie ne peut que trouver un écho chez Hervé Ic, qui inscrit sa peinture dans une forme de « narration cognitive », renvoyant davantage à l’histoire de l’écriture qu’à celle de l’image. Tout comme Lev Manovich décrit l’avènement des nouveaux médias comme le passage du continu (la pellicule) au discret (les bits d’un fichier), Hervé Ic oppose une pensée linéaire, « composant en ligne avec les autres et le monde », à l’aspect figé et immuable du code. Ainsi ses tableaux sont-ils « organisés » mais, du fait de la nature imprévisible du processus qui a mené à leur création, conservent un aspect très aléatoire (le peintre avoue qu’il lui est généralement impossible de les décrire de mémoire). Ce qu’ils contiennent – paysages, personnages, scènes anodines –, ou la nature même de ce contenu – des images clairement ancrées dans les années ’60 ou ’70, une esthétique kitsch –, importe finalement assez peu. Seul compte le mouvement de la pensée qui les anime, et l’énergie qui en découle. Paradoxalement, c’est à l’aide des « images techniques » décrites par Flusser – des photographies glanées sur le web – que Hervé Ic développe son écriture linéaire. Mais c’est le paradoxe, précisément, qui nourrit son œuvre.