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LA TRAVERSEE DES TRANSPARENCES

par Christine Buci-Glucksmann, décembre 2001
paru dans le catalogue Hervé IC, galerie Valérie Cueto, février 2002

Que la transparence n’ait cessé de hanter la peinture, de l’esthétique baroque à Picabia ou Polke, tel est sans doute le point de départ et la fascination initiale de tout le travail d’Hervé Ic. Car s’il est une transparence qui vide son espace par une lumière enveloppante, un lissé et un flou où le tableau devient miroir, il en est une autre qui le remplit par une série de couches, de strates, de voiles et d’images en surimpression, qui se mélangent au point de faire du tableau un écran translucide et diaphane. Voir c’est entrevoir, voir à travers le bougé des images et des plans multiples. C’est, dans les termes de Duchamp, passer de l’apparence à l’apparition, voire aux apparitions négatives, propres à un visuel instable et perturbé par la multiplicité des fragments, des points de vue, et des découpes réelles et virtuelles. Et c’est précisément cette traversée des transparences que nous propose Hervé Ic, à travers trois tableaux ou trois scénarios différentiels, que j’appellerais les floraisons (H.A.R.O. ou F.I.R.E.), les vanités (K.H.Ü.N.) et les poussières (D.U.S.T.).
Des floraisons donc, comme le semis des petites lumières en guirlandes de lustres de cristal, ou comme ces fleurs de la transparence des premiers ou arrière-plans. Un Ange baroque venu d’une église d’Ajaccio, vous fait signe comme à l’opéra, immédiatement dédoublé par le dos plus sombre d’une autre sculpture. Un baroque au second degré, car avec son corps de porcelaine rose qui évoque les sculptures polychromes de la Catalogne, il règne en maître ironique du kitsch. Mais que désigne-t-il, sinon une autre image : un bateau de guerre en surimpression, peint avec une grande précision, à partir de photographies réalisées au Musée de la marine .
Angélique, guerrière ou fleurie : trois modalités visuelles d’une image composite où les entre-mondes du transparent détruisent toute évidence de l’image. Car, à la différence du baroque hollandais qui pratiquait “ un art de dépeindre ”, ici on se trouve plutôt devant “ un art de re-peindre ” , ou plus c’est moins. Au point que l’image fixe bouge dans ces interstices, ses fragments conflictuels et les multiplicités de sa surface. Mais que voit-on vraiment ?
Des vanités, peut-être. Dans un célèbre tableau de Nicolas van Veerendael, Vanité (Musée de Caen), deux crânes, ceux des amants, sont entrelacés dans la mort par un bouquet de fleurs symboliques : lis, roses et boules de neige, fleurs de temps et du beau, fleurs d’un passage entre vie et mort, être et rien. Même scénario décalé, dévié et réinventé, dans K.H.Ü.N. Ici les deux crânes de la sculpture recouverte de feuilles d’or et posée sur un miroir d’Hervé Ic, sont surimprimés et trans-apparaissent, mêlés aux voiles plissées d’un bateau. La mort, la guerre, les fleurs : une image picturale hybridée, qui nous oblige à imaginer ce qui a été recouvert, et ce qu’il en reste. Mais, il n’y a pas d’Alice derrière ce miroir, et tout est là en surface, dans une traversée et un voyage métaphorique. Peut-être s’agit-il d’un vaisseau fantôme, traversant je ne sais quel fleuve d’oubli. Car le tableau est comme un palimpseste, un bloc magique freudien, où l’oublié fait retour dans un temps flottant. Mais d’où ?
Des poussières, ou en poussières. Mais des poussières de lumière et de vie, dans cette installation, S.T.A.R., ou le tableau D.U.S.T. est éclairé par une guirlande de lumières clignotantes, qui passent au rouge, au bleu, au jaune ou même au noir, rythmées par la musique répétitive de Steve Reich, et son évocation vocale de New York et Los Angeles. Dans la chambre noire, le tableau se métamorphose et devient une véritable image optico-sonore pure, qui donne la vérité et le leurre de la peinture des transparences. Une image écran, un tableau devenu vidéo, dans un clignotement ininterrompu de lumières, qui m’évoque irrésistiblement les constellations stellaires ou une ville comme Shanghai.
Car la traversée des transparences crée toujours des vraies-fausses images, des “ entre-images ” épiphaniques, déconnectées et pourtant unifiées par la surface voilée des surimpressions. Le tableau n’est ni une fenêtre, ni un miroir, ni même une carte. Mais bien l’écran d’impressions composites et hybridées, celui d’un néo-baroque à l’époque du virtuel, qui sait remettre en cause les hiérarchies traditionnelles entre le décoratif, le figural et l’abstrait. Tel est le défi : ne pas penser l’Un, mais le multiple, dans un polythéisme des figures, qui met à mal nos puritanismes identitaires et nos évidences visuelles.
Christine Buci-Glucksmann.

Sur ces questions, je renvoie le lecteur à :
“ Flux et transparences ”, Peinture : trois regards, Editions du regard, 2001.
Les fleurs de la peinture, Steve Dawson, Galilée, 2001.
Et surtout à : L’esthétique de temps au Japon. Du zen au virtuel. Galilée, 2001, où j’ai longuement développé les matrices de cette esthétique de la transparence.

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La traversée des transparences
textes : Christine Buci-Glucksmann, Soko Phay-Vakalis, Amélie Pironneau
catalogue : Galerie Valérie Cueto, 48 pages, 2002