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HERVE IC, INACTUEL ET PRESENT

par Michel Nuridsany, décembre 2002
paru dans le catalogue Hervé IC, espace d’art contemporain Camille Lambert, janvier 2003

D’abord un nom – Ic -, un nom qui n’en est pas un, un bout de patronyme venu de nulle part, pas vraiment de Tchécoslovaquie (ou de République Tchèque) d’où sont originaires quelques-uns de ses grands parents, non plus que de Hongrie ou de Pologne d’où ils viennent. Plutôt d’une Croatie, d’une Serbie qui n’ose pas dire son nom. Terminaison. Bout de nom échappé à une rapidité désinvolte, un peu méprisante, qui stigmatise l’étranger où qu’il soit, le Yougoslave en Pologne, le Serbe en Hongrie, le Croate en Tchécoslovaquie dans une Europe Centrale dépecée, éparpillée. Et puis il y a Hervé en France, comme Michel pour Nuridsany.
Faut-il croire ou affecter de croire que c’est en opposition (ou en complément) que l’artiste a développé une étrange boulimie qui lui faitempiler les images jusqu’à la saturation dans l’espace de la toile… D’où viennent les décisions ? Dans quel pot-au-noir de l’angoisse ou du plaisir, les manies, les phobies, les pulsions trouvent-elles leur origine ?
On voit, dans l’atelier, un homme jeune, qui discourt aisément, presque trop, qui lance des noms – Richter, Baselitz, Polke, Picabia -, parle de modernité, disserte, un rien dandy. On suit, on s’amuse. Le propos est allègre, séduisant avec le zeste de provocation nécessaire à mettre du piquant dans la conversation. Car on proteste à l’occasion, à propos de polythéismes, à propos de l’oubli de l’Histoire chez les hommes politiques, à propos du mot « compliqué » ou d’une certaine vision du XVIIº siècle et du baroque. Car il relance en souplesse et bifurque, vite fait.
Il est calme, poli, pondéré, Ic. Ses yeux se plissent souvent dans un sourire proche du rire. Lisse. Si bien qu’on s’étonne de l’entendre avouer des insomnies, une nervosité.
Nervosité ? Elle ne se voit pas, lui dit-on. « Je sais », concède-t-il en plissant les yeux.
Alors ?
Alors, il faut écarter ce qui, dans les propos, appartient à l’idéologie du moment, aux affirmations de l’heure, à ce qui change, d’une interview l’autre, en termes de références, et qui nourrit, peut-être, le débat intérieur. Aller au-delà. Aller au nerf.
D’abord c’est d’un art froid qu’il s’agit, malgré la prolifération, malgré le baroque apparent.
Scientifique et technique est le terreau familial dans lequel grandit Hervé Ic. Lui, c’est bac C, trois ans dans une école de microélectronique. Léger écart du côté de l’image de synthèse, retour à l’intelligence artificielle à Jussieu, contrat d’ingénieur (bien payé) à la clé. La voie paraît tracée. Non : c’est l’heure de la rupture.
Pourquoi ? Pour peindre, « à la Fischl », des scènes de plage.
On tord le nez. Drôle d’ambition. Drôles de débuts.
C’est qu’on l’a dit, Hervé Ic est un artiste froid. Mental (je ne dis pas « cérébral »). Qui privilégie l’analyse, boude la synthèse. L’essentiel, dans ses débuts, tient moins à une affirmation, qu’à un positionnement.
Thomas Bernardt avait sous-titré l’un des livres les plus importants de ses débuts – « Le souffle » – « une décision ». Il s’agissait d’un acte essentiel puisqu’aux portes de la mort, à l’hôpital, le jeune Thomas, plutôt que de se laisser glisser, comme il en eut la tentation, avait décidé de vivre.
Pour Hervé Ic la décision n’est, certes, pas aussi fondamentale, mais également importante puisqu’elle engage l’existence : dès le début il est clair, affirme-t-il, qu’il n’apportera pas d’éléments extérieurs à la toile, il est certain qu’il n’ira pas chercher d’artifice extérieur, de collages, de techniques hybrides.
Il le dit, il le fera : plutôt que d’inventer de nouveaux instruments, il va se servir de ceux qui existent déjà pour écrire sa symphonie. D’où ses voyages, ses errances dans toute l’Histoire de l’Art, ancienne ou récente, à la recherche de sons, de gestes, d’instruments à retrouver, à exhumer, à relancer, à qui donner une nouvelle jeunesse, repérant là, tel peintre hollandais qui l’éblouit, Wouverman, paysagiste baroque et froid avec des ciels aux transparences incroyables, à ce point, dit-il que, quand on est concentré sur son tableau, on ne peut pas savoir où se trouve la surface de la toile. Il y a là un effet de profondeur qui n’est pas une perspective. L’œil éprouve une incapacité à saisir, vraiment, la couche matérielle. Comme s’il y avait plusieurs surfaces du tableau.
Il dit. Et nous restons, nous aussi, arrêtés dans la vision.
On s’affirme d’abord en niant. Thomas Bernhard, le même, écrit « Oui » (c’est le titre de son cinquième livre) mais il dit « non », déjà. Aux autres. À ses proches. À celui qu’il aime le plus, même : son grand père. Pour conforter sa solitude, sa concentration. Il n’éructe pas encore, comiquement, comme il le fera au temps du « Neveu de Wittgenstein », des « Maîtres Anciens » ou d’ « Extinction », mais il se déclare en opposition.
Ainsi fait Hervé Ic : Souvent, dit-il, quand je regarde les œuvres d’autres artistes de mon âge, ou un peu plus âgé, eh bien, j’ai le sentiment qu’ils se sont forcés à poursuivre une voie artificielle pour appartenir à leur époque et ce n’était pas nécessaire. Ils l’ont fait d’une façon un peu courte, un peu superficielle, selon les modes du moment, en se forçant à utiliser des éléments qu’ils ne maîtrisaient pas ».
Oui. On peut considérer que cela appartient à la polémique et qu’il faut en rabattre. Mais non : il s’agit, là encore, d’un positionnement et d’ un refus.
Défiance vis à vis de la synthèse, goût de l’analyse. Mais, surtout, refus de tout ce qui sent le travail et la sueur, fascination pour l’œuvre « miraculeuse », née sans effort apparent. Ic cite Polke. Normal pour quelqu’un qui s’éblouit de transparences et d’alchimies. Il cite aussi, bien sûr, Picabia.
Les transparences, nous y voilà : elles hantent l’œuvre récente toute entière, des « Batailles Navales » aux « Scènes de Chasse » pour aboutir aux Raves en train de se faire.
Les « transparences », qu’est-ce que c’est chez Picabia ? Des figures, des corps qui se mêlent dans des réseaux de lignes plus ou moins inextricables et qui flottent dans un espace sans repère, sans rapport d’échelle, sans recherche de cohésion. Les motifs de Picabia, réduits à l’état de contours, donnent l’impression de voir à travers eux comme s’ils étaient transparents, de plonger dans une autre dimension, se passant des moyens « traditionnels » de la perspective.
Peinture cultivée que cette peinture-là, qui emprunte à la Bible et à la mythologie son vocabulaire – et même ses titres – et s’enchante de réminiscences, qui verse dans les glacis et les vernis, rompt avec la tabula rasa dada pour renouer avec le charme des choses du passé.
Alors, en arrière toutes ? L’avant-gardiste fatigué lâche la bride à sa cavale rapide et s’arrête ?
Il dit : « L’avenir n’a été exploré que par des charlatans et c’est le passé qui demeure inexploré », parole qui pourrait être revendiqué par Hervé Ic.
Dans le catalogue de la récente exposition de Picabia, au musée d’art moderne de la ville de Paris, j’ai repéré, parmi d’innombrables témoignages d’artistes, celui de Bertrand Lavier qui dit, avec intelligence et profondeur : « Il légitime un regard naïf en restant pourtant problématique ».
Puis-je dire qu’il en est à peu près ainsi avec Hervé Ic ?
Cette impression urticante de circuler dans le connu et en même temps d’avancer sans repère, d’être constamment déstabilisé, c’est ce qui me plaît dans cet art à la fois plein de charme et mal léché, à la fois inactuel et présent.
Légitimant un regard naïf tout en restant problématique, oui.
Hervé Ic peint des batailles navales avec des bateaux du XVIIe siècle à la clé, des scènes de chasses d’un autre temps avec figurines en forme de bibelot bon marché acheté du côté de Barbès, près de là où Hervé Ic a son atelier, des bouquets de fleurs comme en Hollande, au XVIIe siècle, mêlant un peu tout, dans un éclectisme pas très sérieux, pas très adéquat pour une époque marquée par Proust et Kafka où l’idée fixe et l’obsession fournissent plus sûrement des passeports pour la gloire.
Soucieux de brouiller les pistes pour rester plus agaçant et plus frais, se méfiant comme de la peste de l’héroïsme gestuel de l’expressionnisme abstrait et de ses suites, Hervé Ic s’évertue comme un malade à gommer le geste, à estomper la trace du pinceau, comme on se débarrasse d’un bâti sur une robe de haute couture, au point de cesser d’utiliser des brosses en soie au moment où il peint ses « Batailles navales » parce qu’elle grattent trop et qu’elles déchirent la dernière couche et d’utiliser une brosse à poils de nylon, une brosse synthétique, dont on se sert généralement pour vernir parce qu’elle ne laisse pas de trace de matière. Très douces, ces brosses-là s’usent peu et il est possible de les frotter indéfiniment sur la toile sans la déchirer. La touche d’Hervé Ic, avec ce nouvel outil, est devenue plus douce, plus fine.
« Une touche très XVIIe siècle », s’amuse l’artiste qui ne déteste pas provoquer.
À sa manière.
Toujours légère.
Il dira aussi: « Je cherche à atténuer les choses pour sortir du spectacle. La peinture spectaculaire gestuelle, qui transpire, ne m’intéresse pas du tout ».
Le miracle seul est fascinant.
La logique de l’accident. Quand la peinture s’organise toute seule et chante et vibre sans intervention humaine ou presque. Comme par enchantement.
Sur la terre radieuse, comme disait Bernard Collin, le poète.
Il y faut de la retenue, et du retrait, une façon d’être plus réfléchie, plus froide, plus précise dans ses gestes et dans ses intentions. Plus méditative. Avec une vue plus lente et plus longue. Qui se prolonge dans le temps. Pour aller voir ce qu’il y a derrière, pour aller voir ce qui précède.
Pour cela il faudra atténuer les contrastes, baisser les intensités. Arrêter de jouer le jeu de la concurrence. Arrêter de rivaliser avec la publicité, le spectacle, arrêter de prendre cela en exemple.
Utiliser des teintes plus sourdes, plus subtiles, plus délicates aussi. Plus riches, tout simplement. Qui tolèrent l’ouverture.
Platon, prétend Pascal Quignard, dissimulait dans son discours ses connaissances des sages égyptiens. Les transparences sont-elles faites pour dissimuler quelque chose ou pour ralentir le regard ?
Les deux sans doute.
Mais les grandes révolutions formelles sont des révolutions du rythme. C’est ce qu’affirme Guyotat. Voyez Céline, voyez Beckett, voyez Proust, voyez Warhol dans les arts visuels ou Webern en musique.
Ic, un ralentissement.
Une façon de surcharger, d’imposer un temps de lecture long, un arrêt sur image prolongé. Pas d’esthétique de la vitesse choc mais un souci de l’analyse, du goût pour ce qui fouaille.
Ic superpose, entrelace, altère, provoque des flash-backs comme au cinéma.
Grand prédateur, il pique ses images un peu partout. Dans les églises en Corse, dans les musées à Paris (Musée de la Marine pour les « Batailles navales », Musée de la Chasse pour les « Scènes de chasse ») ou sur Internet pour les rave parties.
Ses larçins ? Des photos.
La photographie est, au cœur de la pratique du peintre, un élément primordial.
Un réservoir de formes, un réservoir d’informations, un réservoir d’idées, une sorte d’origine et puis une ouverture.
Cela dit, les transparences d’Hervé Ic seraient plus proches de ce qu’on appelle, en photographie, des « sandwiches ». Façon d’additionner mais aussi de confronter ce qui ne devait pas l’être. Chez lui, la transparence est un face-à-face tout autant qu’un dialogue. La chasse, comme les « Batailles Navales », dit-il, dans une formule à la Houellbecq, c’est ce qui pousse à étendre le domaine de la lutte.
Les Raves, au delà du retour à un thème d’aujourd’hui, au delà du retour à la figuration de personnages, au delà de tout, vont apparaître, après cela, comme un formidable espace de liberté.
Tout arrive dans les raves: ce qui émerveille et ce qui horrifie, ce qui éveille et ce qui abrutit. Il y a des gens qui dansent et beaucoup qui ne dansent pas, beaucoup qui se droguent et beaucoup qui ne se droguent pas, des gens qui s’aiment. Il y a du sexe mais aussi des gens complètement isolés dans une espèce de transe, des gens qui s’assoient par terre pour discuter, d’autres qui se bagarrent, des violences. C’est très libre, une rave. Une espèce d’orgie un peu barbare avec beaucoup de vêtements militaires, des explosions, des fumées, des roulements de tambour.
Dans la peinture de Beckmann, dit Hervé Ic, on ne peut pas faire la différence entre ceux qui s’étripent et ceux qui s’enlacent. « Je pense, dit-il, que dans les raves parties on a un peu ce sentiment-là: on ne sait pas si ce sont des lieux de débauche et de régression totale ou des lieux de conquête d’une nouvelle liberté ».
Ce qui intéresse Ic, dans tout cela, c’est moins la chose en elle-même que l’invention qui s’y manifeste. Une rave ne ressemble pas à une autre. Chacune a son caractère, sa thématique, son ambiance, sa façon d’être, sa manière d’improviser, de s’imaginer.
C’est ce qu’on voit.
Il y a des filles avec tout l’attirail codé. Celle-là a des ailes d’anges, d’autres apparaissent en train de se coiffer.
Des flashes ou des rais de lumière hurlent, éblouissent l’espace, brouillent les repères.
Ouvertures.
Suite au prochain numéro.
Il est un domaine pourtant que j’aimerais aborder maintenant. Marginal peut-être parce qu’il remet en cause certaines prémices. Essentiel peut-être aussi. Etrangement pour les mêmes raisons.
Il questionne l’éclairage de l’œuvre, sa visibilité.
Voici quelque chose qui, peut-être, contredit l’affirmation fondamentale selon laquelle il n’apporterait pas d’éléments extérieurs à la toile et n’irait pas chercher d’autres éléments ailleurs.
Dans un coin de l’atelier, Hervé Ic a installé, sur une toile, une guirlande de lumière. Il a obscurci les fenêtres et, maintenant, il éteint les néons de l’atelier. Comme pour une projection de cinéma.
Voici donc, le tableau engourdi dans l’obscur, réveillé, d’instants en instants, par le clignotement des petites lampes rouges, bleues ou jaunes. Animé ? Non. Mais changeant.
Qui a été à Venise ou dans n’importe quelle ville italienne a vu des œuvres de Bellini, de Tintoret, ou d’autres, installées sur des autels, à l’intérieur de chapelles, dans des lumières rares. À la merci d’un rayon de soleil qui arrive, à une certaine heure du jour, de la flamme d’une chandelle ou d’un appoint de lumière qui va faire naître l’œuvre au regard dans des clairs-obscurs plus ou moins nets, plus ou moins torves. Échappant aux brutalités étales des halogènes.
C’est le même spectacle que nous offre Hervé Ic, dissimulant la peinture dans l’ombre de la nuit, la révélant selon le caprice des lumières de la guirlande qui clignotent doucement dans les variations apportées par ces coups de projecteur minuscules.
Hervé Ic, qui a déjà réalisé une mise en scène semblable dans une petite galerie, rêve d’installer ses toiles suspendues en l’air au milieu de l’espace. Autre façon de peindre ? Même façon ? Manière de dissimuler ? De révéler tout en cachant ?
Une ouverture dans l’ombre et le secret ?
Des ombres et des secrets dans l’ouverture ?
Ou d’autres transparences ?
Ou d’autres directions ?

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Hervé Ic, inactuel et présent
texte : Michel Nuridsany
espace Camille Lambert, 24 pages, 2003