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Conversation sur l’Amour

entretient avec J. Emil Sennewald, 2009

Il faut être deux pour faire l’amour, dit-on, mais pour faire l’image de l’amour, il faut être trois. C’est sur cette idée que, en amont de l’exposition d’une nouvelle série de tableaux de Hervé Ic à la galerie lyonnaise Domi Nostrae, nous nous sommes mis à faire une conversation entre l’artiste et le critique pour arriver à dialoguer avec ce qui porte les deux : l’image. Aimer l’image, être aimé par l’image – comment cela est possible et quelle forme cet amour pourrait prendre – c’est ce que nous cherchons à aborder dans cette brève conversation, qui n’est d’ailleurs pas encore close.

H.I. : Dans mon esprit, l’amour est une capacité de projection dans le futur. Point de futur sans amour, confiance ou foi. Ce qui fait de ce sentiment, le fil indispensable à toute création.

J.E.S. : L’amour, c’est aussi un concept inventé au 18ème siècle pour saisir par une expérience psychologique et émotionnelle ce que l’on ne pouvait plus saisir autrement dans cette société en transformation. Qu’est-ce qu’elle est devenue, cette invention, voire expérience, dans les deux sens? Parler aujourd’hui de l’amour, c’est aussi risqué, car on reprend un cliché chargé d’émotions et de malentendus. Il faudrait éviter de reconstituer un concept en tant que phénomène, et plutôt se mettre à l’analyser à travers ses manifestations en images. Tout ce qui se passe autour n’est que du cliché et ça prend une dimension telle que l’on se demande si l’amour n’est plus qu’abordable en termes de cliché.

H.I. : Conversation sur l’Amour, la toile que je suis en train de terminer pendant que nous conversons, s’inspire des éléments scénographiques d’un code qui a persisté du 12ème siècle jusqu’à Hollywood.
L’amour chevaleresque incarne un désir de conquête qui, à la fois, conforte et menace la hiérarchie féodale. On y voit s’instituer des forces opposées. Une force de rénovation théâtralisée, popularisée par le mythe du héros mystique, et une force de conservation au service de la structure à préserver. D’où l’exigence de « loyauté », c’est à dire d’allégeance qui pèse sur l’ordre.
Si cet archétype de cavalier est parvenu jusqu’à nous, c’est qu’il incarne un mouvement potentiellement révolutionnaire. Le cheval ne suit pas les routes établies mais les décisions de son conducteur. Il peut rejoindre les marges et transgresser les frontières. Bien que discipliné, il est une puissance guerrière « hors la loi » au contraire de la voiture qui signifie un alignement aux structures en place. Lorsque le cavalier se pose dans un carrosse, tout va bien, c’est la paix.
Le mythe du héros a été formé là pour occulter l’expression d’une « passion » que le pouvoir ne cesse de s’attribuer. Néanmoins, c’est bien l’amour, libération révolutionnaire jusqu’au-boutiste, qui se devine sous le mythe. Que celui-ci soit le jouet des courtisans avides de codes et de frontières n’y change rien. La passion, c’est ce qui passe quand même. Voir à ce sujet le formidable Promenade avec l’amour et la mort, de John Huston, 1969.

Je voulais souligner que ce mouvement, de soi vers l’extérieur, constitue une Histoire, et cette Histoire éclaire l’avenir de sa profondeur iconographique. Elle répond à la question : Que vais-je devenir ?

J.E.S. : Je répondrais : de l’image. Il s’agit, avec l’amour comme avec l’art, de se mettre en jeu, de prendre le risque de s’exposer à ce que l’on a déjà reconnu. On devient une forme pré-enregistrée dans le monde, on se rattache à toutes les images existentes, visibles ou imaginaires au moment de l’amour. Et c’est la raison pour laquelle tes palimpsestes d’images d’amour répondent très bien à ce que représente l’amour pour le sujet. Mais prennent-ils le risque de s’exposer en tant que peintre, en tant qu’amoureux?

H.I. : Lorsque je commence une toile de la série Rodox, je consacre beaucoup de temps à poser le fond qui donne une tonalité au projet. Ce projet, dans mon esprit, est documenté, mais encore imprécis en terme d’image. C’est une pensée libre qui accompagne un travail différé.
Ainsi commence-t-on une journée ; au réveil on se demande l’heure qu’il est et ce qu’on va faire de son temps. On pose les repères cognitifs de son action avant même de se lever. C’est une sorte d’investigation.
A mes yeux, la toile commencée est déjà porteuse. Je n’ai pas encore abordé le sujet que je l’aime déjà. Se construit un lieu d’investissement, qui me porte vers un potentiel de travail et de précision. Il m’est arrivé de peindre sur des fonds mal faits, pour aller vite au but. Mais ça ne marche pas car ce qui peut être perdu ne m’engage pas suffisamment.

C’est vrai que les images stéréotypées, les clichés, sont présents dans ma peinture. Bien qu’en eux-mêmes ils ne signifient rien, je crois en avoir besoin pour poser un contexte de lecture qui fasse référence. Ils fonctionnent comme un relais de communication entendu, efficace. Ils sont contenant plutôt que contenu. Canal historique plutôt que message.
Le cliché nous dit : « il en a toujours été ainsi ». On le retrouve au service des invariants séculaires de l’humain : Rivalité, Haine, Désespoir, et bien sûr Amour. Ainsi on peut distinguer deux clichés:
– Le cliché malheureux dont la fonction, trahie, semble coupée du réel. (Par exemple : une aurore boréale derrière un produit discount). Une mécanique sans signification qui ne communique pas. Un produit déconnecté de l’humain et finalement rejeté par lui ou investi négativement, tourné en dérision, interdit à notre affect déçu.
Lorsqu’on accuse l’image à cet endroit, on accuse le vide qui ne devrait pas s’y trouver. Ce vide n’en est pas moins une place à prendre.
– Le cliché heureux dont la puissance d’amplification est parfaitement utilisée déclenche un circuit de pensée long. (Par exemple : Les yeux de Dracula dans le ciel de Coppola empruntés aux yeux de Lars von Trier dans la nuit de Europa). Aussi, un paysage de Gerhard Richter nous saisit comme si nous y avions passé notre enfance, malgré un dépouillement qui exclut tout repère informatif. C’est une réminiscence en image qui peut-être précède le langage même. Cette profondeur semble inscrite dans une succession de mémoires souterraines, une arborescence cognitive, et c’est probablement pourquoi le sens qu’on lui donne nous touche de cette sorte. Il produit une émotion positive, c’est-à-dire du désir.
C’est cela : aimer en peinture.

J.E.S. : Est-il possible d’accuser l’image ? Autrement dit : est-il possible d’aimer l’image ? La question, s’il est possible d’aimer l’image (pas une telle ou telle image), ne se pose notamment pas par rapport aux love-stories de la littérature. Car dans ces cas, l’histoire d’un amour fou par rapport à l’image raconte toujours aussi – et en premier rang – l’histoire d’un amour cherché en lettres. Non, ce que je me demande, c’est la possibilité d’un amour d’image. C’est-à-dire : Demander s’il est possible d’aimer l’image, c’est en vérité la question s’il est possible d’être aimé par l’image.

Soyons concret : « The Lady Parker », tel est le titre, écrit en haut à gauche sur le papier teinté en rose, d’un dessin dans une série que Hans Holbein le Jeune a réalisé à la cour du Roi Henry VIII, dans les années 1533-36. Roi, nous le savons, qui entretenait un rapport quelque peu spécial à l’amour. Parmi ces dessins qui montrent la famille royale et les notables de la cour, ce portrait de Lady Parker fait office d’une différence frappante. Comme d’autres, elle est prise en pleine face. Comme d’autres, elle regarde le spectateur. Mais elle est la seule – parmi les dessins que moi j’ai pu voir de cette collection – où le regard du dessin appelle l’oeil à rencontrer le désir de l’image – au lieu de satisfaire son désir vorace dont parlent toutes les histoires d’images aimées.
Je m’explique : ce que j’entends par « regard du dessin », c’est le trait-acteur, un trait alors qui ne fait pas trace, qui ne conserve pas quelque chose qui y était bien avant qu’il ait été représenté. Dans le cas de ce dessin, il s’agit d’un trait très délicat de pastels noirs et colorés. Ce trait reste très réticent, il n’est pas souligné, doublé comme dans le dessin de Mary Zouche, fait dans la même période. En ce qui concerne la face de Lady Parker, Holbein a quasiment supprimé tout trait-délinéant. On n’y voit presque que des dégradés, aujourd’hui on dirait la trame d’un trait.
On pourrait également dire que Holbein crée avec les traits de la face le cadre pour un vide blanc – ou plutôt rose, comme le papier est teinté en rose – dans lequel se met en place l’acteur principal d’un drame inouï : le drame d’amour d’image. Ce que l’on voit c’est les yeux d’une jeune fille, intelligents, provocants, vifs. Ces yeux ne nous saisissent pas. Ces yeux nous attirent, nous mettent en mouvement pour que nous, les spectateurs, satisfassions le désir de l’image de combler le vide entre le regard et l’objet regardé ou plutôt entre l’image et le sujet regardant.
Lady Parker, contrairement à la « maiden of rarest beauty » sur Le portrait ovale de Edgar Allan Poe, n’est pas morte pour vivre à travers l’image. Elle n’y est pas conservée pour ressusciter dans l‘oeil du spectateur. Elle est image en tant que désir du regard du dessin. Il n’est pas important de savoir que Grace, le modèle supposé pour ce portrait, ait été mariée à Henry Parker à l’âge de huit ans. Qu’elle ait donné vie à deux fils, dans les mêmes années qui sont attribuées à la création de ce dessin, et qu’elle soit décédée avant son mari qui s’est remarié avant 1549. Tout cela n’a pas d’intérêt. Ce qui est important, face à ce portrait, c’est qu’il n’existe qu’en dessin, c’est que ce regard n’existe que comme amour d’image à travers ces traits-acteurs que Holbein, ce grand maître des mises en scène – faut-il que je rappelle ses « Ambassadeurs » – a mis en scène l’ovale d’un visage, couronné par les arceaux réguliers d’une coiffure en guise des rangs d’une tribune.

H.I. : Effectivement ce regard plonge en nous d’une manière puissante. On dirait qu’il se prolonge en nous tant on a l’impression de voir ce que Holbein voyait face à son modèle. De ce regard, on peut dire « je l’ai déjà vu », et « il n’a pas changé ». Cette intériorisation est aboutie. Elle ne s’arrête pas à mi-chemin, ne fait pas faux bond, ne se détourne pas. Pourquoi alors l’autre visage lui est-il si complémentaire ? Le contact ne s’est pas établi. Ce qui aurait pu être a fui. Mais l’intellect n’est pas dans la fuite.
Dans mes transparences j’ai voulu « dire » sans « exhiber », pour que soit préservé le contexte réel et pictural qui fait la narration. L’un ne saurait être défait au profit de l’autre. Entre le réel et l’image, le divorce est rapide. Il me semble que la meilleure façon d’éviter la confusion, c’est bien de juger l’image pour ses qualités propres.
Le réel, lui, nous échappe de toute façon.

Avec le temps, l’œuvre qui agit en profondeur et produit de l’affect devient un modèle. On dira « je l’aime » lorsqu’il s’agit d’une oeuvre classique répondant au schéma de Lady Parker. Mais si, à propos d’une oeuvre contemporaine on dirait plutôt « elle m’intéresse », c’est que son fonctionnement est autre. Dans son principe elle est plutôt tournée vers l’extérieur. Elle communique, intercepte, interfère, interagit. Elle agit « entre ». Elle m’intéresse justement par ce qu’étant en dehors de moi, elle m’offre un chemin à parcourir. Un passage s’est ouvert sur un domaine que je ne connaissais pas. C’est que le lieu de l’art contemporain est précisément celui de la désaffection. Gare, garage, entrepôt, sont désaffectés. Visages, chantiers, living-rooms, autoroutes, sont désaffectés. Etre contemporain c’est précisément aller vers cette marge, découvrir et se découvrir. Il y a bien ici une réciprocité.
D’ailleurs, si cette conversation semble un peu « border », c’est qu’elle est à la marge des sujets traditionnels de l’art contemporain. Cependant, comme en art contemporain la marge est au centre. On dira donc de cette conversation, qu’elle est essentielle.

Dans la mesure où l’œuvre conquiert un nouvel espace d’existence, produit de l’affect et devient avec le temps un modèle de compréhension du réel. Je dirais, pour répondre à ta formidable question, s’il est possible d’être aimé par l’image : « oui, bien sûr ».
D’ailleurs elle ne saurait vivre sans nous.